What's your name again ? ( Olympe )

Cinq jours. Cinq jours sans une seule goutte d’alcool dans le sang. Cinq jours sans avoir vu non plus la tête de Rudy, l’employé de l’animalerie aussi lent d’esprit que sympathique dans le fond, celui qui lui glissait discrètement de temps en temps une flasque de rhum ou de bourbon. Orion décolla son dos du fond du box et se redressa lentement pour jeter un coup d’œil au monde extérieur. Petit coup d’œil à gauche, petit coup d’œil à droite. Non. Toujours pas de trace de Rudy. Aucun signe de son pas trainant, de sa voix lasse, de sa tignasse délavée par les décolorations à répétition. Il lui manquerait presque, ce con… A moins que ce soit autre chose qui lui manque ? Un autre type le remplace, visiblement. Un type plus petit, plus brun, moins causant. Qu’a-t-il bien pu lui arriver ? Grippe hivernale ? Fin de contrat ? Peut-être que ses petites largesses avec certains pensionnaires ne sont pas passées inaperçues finalement ? A moins que le patron ne se soit rendu compte du fait qu’il piquait dans la caisse, quelques fois ? Allez savoir…
 
Sans alcool, la fête est plus molle. Et quand la fête est un cauchemar, ne pas en avoir c’est une échappatoire condamnée. Orion retourna se mettre en boule dans un coin de son box. Pas de trace de Rudy, aucune chance que la situation s’améliore, aucune raison d’accorder plus d’attention à ce qui se passe là dehors. C’est fou comme la lucidité crue, sans atténuation possible, peut être douloureuse. Comment peut-on vivre comme ça ? En se mangeant toute la réalité dans la gueule, sans avoir aucun moyen de s’enfuir ? Eh bien il va falloir faire avec, pour l’instant. Un gémissement se fit entendre, quelque part, probablement quelques boxs plus loin. Une autre créature en souffrance, moins discrète. Il n’avait aucune envie de savoir qui, ni pourquoi. Ne pas se laisser atteindre. Plus facile à dire qu’à faire, dans ces conditions… Orion serra les dents. Il sentait un mal de crâne pointer le bout de son nez. Et comment faire passer ça sans rien d’autre que l’action du Saint-Esprit ?
 
La clochette de la boutique tinta. C’était déjà l’heure des premiers clients. Le défilé des têtes de cons allait commencer. Quelle heure pouvait-il bien être ? Huit heures du matin ? Ce serait comme ça jusqu’à vingt heures. Un homme barbu s’arrêta devant sa cage. Ça arrivait souvent. Il le toisa pendant plusieurs secondes, avant de s’exclamer :
 
« Oh, le joli petit chat ! »
 
…
 
Joli petit chat… Je t’en fouterais. Un chat complètement pété, et tout sauf mignon ouais… D’ailleurs le vendeur ne va probablement pas tarder à venir le corriger de lui-même, cet abruti. Il n’aurait sûrement rien à faire.
 
«  Pardonnez-moi, Monsieur, mais je dois vous avertir que vous feriez mieux de vous méfier des apparences. Ce chat a quelques problèmes, il vaut mieux qu’il parte avec quelqu’un qui saura y faire, et en toute connaissance de cause. Ce serait un très mauvais investissement, pour un premier achat. Je ne voudrais pas que vous regrettiez votre choix. »
 
Et voilà. Rien à faire, je vous dis. Même pas la peine d’ouvrir la bouche, le petit brun au regard mauvais est venu se donner cette peine à sa place. Et pas besoin d’être un génie pour deviner quelle sera la suite de la conversation… Elle a déjà eu lieu tellement de fois qu’Orion la connait par cœur. Il peut même la réciter dans sa tête avant qu’elle ne soit prononcée par les concernés. C’est d’une tristesse…
 
« Ah bon ? Quel genre de problèmes ? »
 
« Cet animal a un problème d’addiction à l’alcool, Monsieur. Nous essayons tout notre possible pour le sevrer, mais nous n’obtenons aucun résultat satisfaisant pour le moment. Chaque fois qu’il part avec un nouveau maître il nous revient moins d’un mois après. »
 
Ah, tu fais référence aux trois dernières personnes avec lesquelles Orion est parti ? « Moins d’un mois » c’est un peu optimiste… Le dernier n’a tenu qu’une semaine. Ça fait des promesses, ça vous dit « Je vais t’aider » ou « Je ne t’abandonnerai jamais, quoi qu’il advienne », mais quelques jours plus tard c’est systématiquement une autre chanson. Et c’est un retour flagrant à la case départ. Dans tous les sens du terme. Il s’est habitué à cette rengaine. Peut-être que c’est finalement ce qui l’attend jusqu’à la fin de sa vie ? Qui sera probablement causée par un cancer du foie, à ce rythme…
 
« Oh… »
 
Bah ouais, tu t’attendais pas à ça hein ? C’est vrai que c’est pas l’image qu’on se fait d’un « pôtit chat », généralement.
 
« Je dois de plus vous avertir que ses addictions entrainent parfois un comportement violent, chez lui. Il a tabassé un de ses maîtres et l’a laissé évanoui sur le sol… »
 
Ah oui… Il y a eu ça, aussi…
 
« … avant de s’enfuir. »
 
Ben, il n’allait pas rester là et attendre sagement qu’on vienne le chercher, non ? Enfin, vu ce qu’il a pris quand on l’a retrouvé, il aurait peut-être dû… Mais il n’était pas vraiment en état de réfléchir, à ce moment-là. Est-ce que c’était l’alcool ? Est-ce que c’était la panique ? Peut-être un peu des deux. Surement.
 
« J’ai une petite fille à la maison, je ne peux pas prendre un tel risque. »
 
« Ce serait effectivement plus sage, Monsieur. Laissez-moi vous montrer des spécimens disons… Plus sûrs. Suivez-moi. »
 
Encore et toujours ce même refrain. Ça en devient lassant avec le temps. Et va savoir ce qui le lasse le plus, entre les vendeurs qui découragent ses potentiels acquéreurs, et ceux qui sont assez stupides pour se sentir assez spéciaux pour passer par-dessus ces avertissements et n’en faire qu’à leur tête… Pour qu’au final tout cela se termine toujours de la même manière. Il y a de quoi devenir fou. Et depuis cinq jours, aucun moyen d’échapper à cette boucle infernale. Rudy, où es-tu… ? Comment supporter l’insupportable sans ta tête d’idiot ?
 
Une fois les deux pantins disparus de son champ de vision, Orion se cale contre la paroi et ferme les yeux. Autant essayer de dormir un peu. Ça ne changera rien au manège répétitif qui se déroule inlassablement devant lui, jour après jour, et ça fera peut-être passer le temps – et son mal de crane – un peu plus vite… La clochette au-dessus de la porte tinte de nouveau. Encore. Et encore. Ce sera comme ça toute la journée. Des tintements, des conversations dénuées de sens, des personnes dénuées d’intérêt. Des situations dénuées de sens, une existence dénuée de sens. Jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, il se passe enfin quelque chose.