Can't live with or without you { Orion }

J’ai pas beaucoup de souvenirs de mon enfance. Avant que je sois adopté pour la première fois je veux dire. Quels souvenirs on garde à l’âge adulte de ce qui s’est passé avant nos trois ans ? Pas grand-chose, la plupart du temps, non ? Je me souviens de ma mère.  Ses maîtres l’appelaient Mystic. On était cinq je crois. J’ai passé mes trois premières années enfermé dans une chambre. Ils devaient pas avoir eu les moyens de la faire stériliser,  elle a dû leur échapper quelques heures, et quand elle est revenue elle était en cloque. Ça doit être une connerie du genre. Du coup ils l’ont enfermée le temps qu’elle nous ponde, qu’on soit viables et qu’ils puissent se débarrasser de nous, histoire qu’on foute pas la pagaille dans toute la baraque tu vois ? Je me demande s’ils l’ont fait stériliser ensuite, si elle a eu le droit de sortir après qu’on soit partis.. Je suppose que je le saurai jamais. 

On en a foutu du bordel, tu peux me croire. Cinq gosses plus leur mère dans une petite chambre ça fout vite le boxon. Pourtant ma mère était très propre. Je me souviens qu’elle passait son temps à nous faire la toilette. Et à tenter de nous apprendre tout ce qu’elle connaissait de la vie.  Je crois qu’elle a fait pour nous tout ce qu’elle a pu. C’était une bonne mère. Je crois. 

Trois ans c’est jeune pour être arraché à sa mère et livré à un inconnu, tu trouves pas ? Je veux dire : tu connais quoi de la vie à trois ans ? Tu viens à peine d’arrêter de téter le sein, t’es un petit machin tout peureux, t’as encore besoin d’elle. Mais plus besoin de téton, pour un maître ça veut dire plus besoin de maman, allez bon débarras. Enfin.. Ils ne nous ont pas noyés à la naissance je suppose que je peux m’estimer heureux. Paraît que ça se fait beaucoup. 

Orage et Olympe ont été les premiers à partir. Un petit mâle noir et une femelle tigrée. Ils sont partis chacun de leur côté, avec des familles différentes.  Je saurai jamais ce qu’ils sont devenus.  J’espère qu’ils sont tombés sur des gens biens, ou qu’ils s’en sont sortis. J’aimais beaucoup Olympe. Je me souviens que ça m’avait beaucoup chamboulé de la voir partir avec cette petite fille. Elle était blonde, elles avaient le même âge,  et elle l’a emmenée en la tenant par la main. Olympe m’a regardé longuement avant de la suivre. Comme si elle avait compris qu’on ne se reverrait jamais. Je souhaite vraiment qu’elle soit heureuse. Que la blondinette prend bien soin d’elle, là où elles se trouvent. 

Rah merde.. Tu vas me rendre nostalgique avec tes questions à la con..

Ensuite un monsieur est venu nous chercher. Les trois qui restaient. Opium, Opale, et moi. Les deux autres étaient blancs, j’étais bleu, et il voulait les trois. On est montés dans sa voiture, direction la campagne profonde. Une ferme. Il nous a présentés à sa femme. Et puis il nous a laissés dans la grange.  On était libres d’aller où on voulait, de faire ce qu’on voulait, le jour comme la nuit. Et il venait nous déposer de la bouffe tous les soirs, après son travail. On l’attendait avec impatience. On dormait dans la paille, serrés les uns contre les autres pour ne pas avoir froid. Et moi je me contentais de ça.  Mais ma sœur était fragile, et mon frère ne supportait pas cet endroit. Passer du giron bien chaud de sa mère à un lit de paille et une nourriture rationnée ce n’était pas pour lui. Quand Opale est tombée malade, il s’est décidé à agir. 

La fermière avait déposé un cake sur le bord de la fenêtre.  Pour qu’il refroidisse, tu vois ? Un cake au thon. Opium est passé devant l’air de rien. Le cake s’est retrouvé dans l’herbe, près de la fenêtre et il était en train de ramasser les morceaux quand la fermière l’a attrapé. On l’a entendu hurler à s’en briser les cordes vocales. Quand il est revenu il s’était pris une sacrée raclée. Il était couvert de bleus, et le fermier ne lui a rien donné à manger pendant une bonne semaine. Opale pleurait toutes les nuits en lui disant qu’elle était désolée. 

On devait avoir six ou sept ans quand j’ai compris que le fermier attendait de nous qu’on attrape les bestioles nuisibles qui ravageaient sa ferme. Alors j’ai commencé à les attraper. Opium à essayé de me les piquer plusieurs fois pour les manger, ou les donner à notre sœur. Mais la seule chose qu’il a mangée c’est mon poing dans la figure. Je les gardais jalousement, pour que le fermier compte chaque soir combien j’en avais. Et plus j’en avais plus il remplissait ma gamelle de thon ou de poulet. Je préférais donner ça à Opale que du rongeur dégueulasse.  Et aussi rapidement que j’ai intégré le système de récompense,  aussi lentement il a intégré le fait que j’étais pas un égoïste sans cœur. Opium et moi on s’est battus souvent.. Mais Opale a fini par aller mieux. 

Un soir, le fermier est rentré très triste. Il avait été vendre sa récolte de l’année, et ce qu’il en avait tiré n’était pas à la hauteur de ses espérances.  Après avoir longuement discuté avec sa femme il est venu nous voir. Il nous a dit qu’il avait plus les moyens de nourrir trois chats. Qu’il voulait me garder moi, parce que j’étais utile. Qu’il voulait garder Opale, parce qu’elle était mignonne. Mais qu’il ne voulait plus d’Opium, parce qu’un bon à rien de petit voleur n’avait rien à faire dans une ferme. Il lui a dit de partir. Opale a éclaté en sanglots.  Opium a refusé tout net. Il lui a tenu tête,  en disant qu’il reviendrait de toute manière, quand le fermier ne serait pas là. Je ne disais rien. Je priais juste pour qu’il se taise. Le fermier le regardait fixement sans rien dire. Et puis il a attrapé une pelle. Puis mon frère.  J’ai attrapé ma sœur. Je l’ai blottie contre moi, j’ai mis mes mains sur ses oreilles, j’ai fermé les yeux.. Je me souviendrai toute ma vie de ce bruit sec. Dur. Sans retour en arrière possible. Tchac. Voilà ce que te font les humains quand tu ne fais pas ce qu’ils attendent de toi : tchac. Terminé. Plus de problème.  Je crois que ce jour là j’ai décidé de ne jamais devenir un problème.  

Deux ans plus tard, la situation ne s’était pas améliorée. J’avais beau chasser, ramasser des dizaines de rats par jour, ma gamelle n’était pas plus remplie que d’habitude, c’est-à-dire très peu. Opale avait affreusement maigri. Et puis un jour la fermière s’est tirée, et le fermier s’est mis à boire.  A boire beaucoup.  Il se sentait seul. Il est venu jusqu’à la grange, et il a attrapé ma sœur. Elle était si frêle qu’elle n’avait aucune force pour se débattre.  Alors mon instinct de frère a pris le dessus sur ma compréhension des règles.  J’ai attrapé le fermier et je lui ai dit de lâcher ma sœur.  Mais que peut faire un enfant de huit ans contre un adulte de cette taille ? Il m’a envoyé bouler dans le foin et a vociféré : « Bouge pas, je m’occupe de ta sœur et ensuite je te finirai façon Opium ! »

Je suis resté là, impuissant, pendant les minutes les plus longues de toute ma vie. J’entendais les cris d’Opale résonner dans ma tête.  Et puis le bruit de la pelle, qui revenait me hanter. Tchac. De plus en plus fort. Tchac. Jusqu’à me rendre fou. J’ai dû prendre une décision qu’aucun enfant de cet âge ne devrait avoir à prendre.. J’ai.. J’ai profité du fait qu’il était occupé avec elle pour me tirer. Juge moi si tu veux.  Je me juge moi-même. Je l’ai abandonnée entre ses griffes parce que je voulais pas finir sous la pelle et.. Et tu vois, chaque jour qui passe, j’applaudis ma lâcheté. Mais qu’est ce que j’aurais pu faire d’autre ? On serait juste morts tous les deux.. Qu’est ce  que j’aurais pu faire d’autre,  dis moi.. ? Il se passe pas un seul jour sans que j’y pense. 

Bref.. Je suis parti sur les routes. J’ai fouillé dans les poubelles et chassé des oiseaux pour subsister. Je voulais plus jamais entendre parler des Hommes. J’étais beaucoup mieux tout seul. Jusqu’au printemps de mes onze ans, où je suis tombé sur ce type. Ça faisait trois jours que j’avais rien trouvé à me mettre sous la dent. J’avais faim. Très faim.  Il était assis sur un banc, à bouloter un sandwich. Sandwich au thon. Il avait la trentaine, des cheveux longs, tout l’opposé du fermier qui hantait mes cauchemars. Alléché par l’odeur je me suis mis sous un arbre à quelques mètres de lui et je me suis mis à le fixer. Je devais faire très peur maintenant que j’y pense.. 

Il ne m’a pas remarqué au début.  Et puis quand il a compris que c’était son sandwich que je fixais il l’a fixé à son tour, avant de me le tendre. Je me suis jeté dessus comme un sauvage. Je crois que j’ai failli m’étouffer en le mangeant.  Je me souviens que j’en foutais partout sur ses godasses.. Il m’a simplement regardé manger, et puis en silence il est allé m’en chercher un autre. Que j’ai dévoré de la même manière.  Il a passé ses longs doigts dans mes cheveux. Je ne l’avais pas vu arriver j’étais trop occupé par le sandwich. Mes réflexes de griffure ne se sont pas déclenchés. Ne pas mordre la main qui te nourrit. Je n’ai détecté aucune mauvaise intention chez ce monsieur. Il est simplement reparti et mes jambes l’ont simplement suivi. Je ne saurais même pas te dire pourquoi. 

Au bout d’un moment il s’est retourné et il a souri.  Ses doigts sont revenus se plonger dans mes cheveux et il émanait de lui un tel calme qu’une sensation de bien être ma envahi. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que je ronronnais.. Je ne me suis pas rendu compte non plus que je m’étais blotti dans ses bras. Et que je pleurais. Il n’a toujours rien dit. Mais quand son étreinte s’est arrêtée je sentais encore la chaleur de ses bras.  Il a attrapé ma main et nous sommes repartis. Il m’a fait entrer chez lui. 

Ce furent probablement les années les plus heureuses de ma vie. Il ne me demandait jamais rien, il me foutait la paix, il était seulement là pour moi quand j’en avais besoin.  Alors je me suis efforcé d’être là pour lui quand il avait du chagrin. Il était aussi nocturne que moi, c’était un artiste qui travaillait la nuit. La nuit moi je sortais, j’allais découvrir le monde, rencontrer des gens. Des humains, des hybrides, protégé par les papiers qui faisaient officiellement de lui mon propriétaire, je ne risquais plus rien. J’ai découvert l’amitié, le sexe. L’alcool.  Quand je rentrais au petit matin j’allais directement me coucher près de mon maître,  entre ses bras qui me faisaient tellement de bien. Il m’avait acheté un lit rien que pour moi. Je n’ai jamais dormi dedans. 

Mais les meilleures choses ont une fin. Je l’ai appris à mes dépens.  J’avais quatorze ans quand je suis rentré un beau matin, et que j’ai trouvé la maison fermée à clefs. J’ai fait tout le tour, aucun moyen d’entrer. J’ai attendu trois jours, personne ne s’est pointé. Ce jour là j’ai appris que même quand l’Homme semble t’aimer, tu restes un animal dispensable, et que s’il doit déménager sans pouvoir t’emmener, il n’hésitera pas à t’abandonner. C’est à partir de là que ma consommation d’alcool a drastiquement augmenté.. bref j’ai pas trop envie d’en parler. Je pense que tu peux comprendre..

Après ça.. Ben après ça je les ai enchaînés.  Je suis parfois resté plusieurs années sans maître,  à croupir au fond d’une cage en attendant que le destin pointe son nez. Et les rares fois où c’est arrivé ça n’a pas duré. Les gens ont du mal  avec ma consommation d’alcool,  mon insubordination et mon mépris.  Ils comprennent pas que juste, j’y crois plus. J’ai pas gardé un maître plus de deux mois depuis mes quatorze ans. A chaque fois ça a été retour à la case départ. Je suis le cauchemar des animaleries, des refuges et des associations. Impossible à placer, qu’ils disent.. 

Enfin voilà, quoi. Je vais pas te faire chier avec les détails.  C’est ma vie. C’est tout ce que tu voulais ?