N'oublie pas de leur demander comment ça se passe pour le service après vente | Ft. Lavande

"L'animalerie est un lieu passionnant" est une phrase que vous n'entendrez jamais personne prononcer. C'est un fait: l'animalerie est tout sauf un lieu passionnant. C'est sans doute l'endroit le moins fun que vous pourrez trouver dans cette ville. J'ai arrêté de compter les jours il y a si longtemps que je ne saurais pas vous dire depuis combien de temps j'y traîne. J'y traîne, ni plus ni moins, comme les affaires d'un lycéen qui aurait oublié de ranger sa chambre depuis un peu trop longtemps. Je n'y vis pas, j'y survis parce qu'on m'y force. Là où la plupart de mes camarades d'infortune sont souvent privés de nourriture après une bêtise, pour moi on est contraint de me forcer à en ingérer pour que je ne me laisse pas mourir de faim avant d'être vendu. Pourquoi se font-ils tant d'illusion? Je ne le serais jamais alors il est stupide de me maintenir en vie dans cette petite cage en baissant continuellement mon prix, espérant qu'un humain suffisamment fauché me préférera moi à une jolie minette particulièrement accueillante mais bien deux fois plus chère! Non, vraiment, c'est stupide les gars! Je n'arrête pas de leur répéter, mais ils s'en moquent: ils ont un accord avec le labo qui m'a doté de ma prothèse au bras, ils sont obligés de me vendre. J'ai commencé aux quartiers des violents, comme on l'appelle: l'endroit où on case les hybrides qui ont "potentiellement agressif" sur leur fiche descriptive. C'est leur faute si j'ai été agressif, aussi, ils avaient qu'à être moins cons. C'est aussi le coin où on s'occupe pas trop de toi, tu te laves moins souvent que les autres, tu manges si il reste de la bouffe et tu attends. J'avais plus trop envie d'être méchant, je me contentait de me laisser dépérir en silence, et à force de rester là ils ont baissé mon prix. Deux fois, trois fois. Et d'un coup me voilà au quartier des discount, c'est pas vraiment différent mais on reçoit un peu plus de lumière du jour. Les cages sont plus petites parce qu'il faut en mettre plus, mais je ne me plains pas parce qu'au moins je ne suis pas obligée de la partager comme mes voisins d'en face.
Ce matin, c'était notre tour pour la douche. Je refusais de sortir de ma cage, donc la vendeuse est venue me passer un savon -t'as compris la blague?-. Finalement j'ai été à la douche quand même. Froide, comme toujours, tous ensemble et avec des doses de savon rationnées. On nous donne des vêtements propres une fois sortis de la douche, ce serait bête qu'on sente encore le purin alors qu'ils nous ont lavés! Comme toujours, j'ai le droit à un pantalon et un t-shirt noirs basiques. Je m'arrange à chaque fois pour me servir une fois qu'ils ont déjà distribués les vêtements pleins de fanfreluches. Ensuite, je retourne dans ma cage et c'est comme si je n'avais pas bougé du tout. Et je resterais comme ça toute la journée. Les clients? Ce n'est pas mon problème.

Cette journée n'avait pas l'air différente des autres. Le rituel quotidien commençait: on nous distribuait ce qu'ils osaient appeler un "repas", on nous répétait les consignes pour la journée -qui étaient les mêmes que celles de la veille, et de l'avant-veille, et du jour avant celui-là- puis les rideaux s'ouvraient dans un fracas mécanique fort désagréable. Les premiers clients ne tardaient pas à arriver, ils faisaient leur tour de boutique puis ressortaient seuls ou accompagnés. Beaucoup de gens venaient juste pour regarder, c'était plutôt malaisant quand on y pense. Quand j'étais gosse, même moi j'avais un hybride. Une fille louve qui passait ses journées à laver mes chaussettes et probablement à faire plaisir à mon paternel... Ce qui serait anodin dans n'importe quelle famille de Nekai mais qui me semblait dégoûtant au vue de sa réaction quand il avait cru que ma mère l'avait trompé. Le pire dans cette histoire, c'est que je ne pouvais pas dire que les humains étaient dégoûtant malsains puisque j'en ai été un le plus clair de ma vie... Tout comme je ne pouvais pas dire que les hybrides étaient stupides de se laisser faire alors que j'en étais là aussi. Pourtant, je ne me gênais en principe pas pour dire les deux!
Bref, les clients se suivaient et se ressemblaient: ils avaient plus ou moins tous le même cheminement. Au départ, ils entraient pas la porte automatique, passaient devant la caisse et ses multiples accessoires en exposition -je vous passe les détails sordides- pour rejoindre l'allée centrale où ils mettaient les hybrides coûteux, les plus beaux et les plus vendeurs! Ceux qui venaient sur la gauche, où je me trouvais, dés le départ... C'était seulement les clients qui n'avaient pas beaucoup d'argent. Le quartier des discounts, je vous ai dit! D'ailleurs, en principe, même les clients qui n'ont pas trop d'argent commencent par l'allée centrale pour ne pas avoir honte de leur pauvreté! ... Une fois l'allée centrale passée, tout dépendait des profils. Les lycéennes allaient baver devant les bad-boys, un peu plus au fond du magasin, tandis que le reste se partageait entre "j'ai déjà fait mon choix parce que je suis un gros pigeon" et "je vais me chercher une minette plus timide parce que c'est plus kawaii". Tous les mêmes, je vous dis: trop prévisible. Comme c'était ennuyeux, je prévoyais déjà de faire une sieste. Comment ça je venais de me réveiller? Si vous étiez obligé de vous ennuyer 23h par jour vous feriez la sieste aussi.
En réalité, ce qui m'a empêché de m'endormir c'est... Un chien. Oui, un chien, un vrai. C'était plutôt rare de nos jours. Oh, et puis il était pas tout seul ce chien. Il était accompagné d'une... euh... Boule de couleurs à piques? Manifestement sa maîtresse, et donc de toute évidence une humaine, cette fille abordait un look pour le moins audacieux qui commençait pas une longue chevelure bleue. Oui bleue. Et se complétait par divers accessoires de type piques partout et balles de flingue en guise de collier. Une fille bizarre. En même temps, j'aurai pu deviner ça rien qu'au fait qu'elle soit la seule cliente à non seulement jeter un oeil dans ma cage mais EN PLUS m'adressait la parole! Nom de dieu, on est dans un monde parallèle ou quoi? Franchement, avec le temps je croyais que j'étais devenu invisible mais voilà la preuve que non! En plus de cela, elle avait même prit la peine de lire mon nom et de l'utiliser pour m’interpeller plutôt que de me le demander comme tous ces autres cons. Après, c'est vrai que son nom à elle, je m'en foutais, vu qu'elle allait foutre le camp dans cinq minutes. D'ailleurs elle l'avait deviné toute seule. Je fus pris d'une envie de lui répondre par le sarcasme plutôt que de l'ignorer quand elle me demandait pourquoi j'étais le seul dans ce foutu magasin à ne pas essayer de trouver un propriétaire.
- J'suis rationnel. Pourquoi je me fatiguerais à supplier des pigeons de me libérer pour m'enfermer ailleurs alors que je peux rester ici à végéter dans un cage grand luxe jusqu'à la fin de mes jours?
En fait, c'était presque convainquant.

Qu'aurait-elle à répondre à cela? Après tout, j'avais plutôt raison: ici, j'avais la sécurité. Tout du moins je savais ce qui m'attendait. C'est à dire rien, en principe. Et même si l'idée d'un avenir plus radieux de l'autre coté était une hypothèse à ne pas négliger, je n'allais pas m'abaisser à supplier pour quelques pourcents de chance. Début de réponse, je vis l'étrange humaine s'emparer d'un tabouret dans le rayon pour s'installer dessus. Elle comptait manifestement rester là un petit moment... Ou alors c'était une sacrée flemmarde. Mais j'optais pour la première option. Le chien, curieux, essayait toujours de passer entre les barreaux. Je me rappelais que j'avais supplié des mois durant pour avoir un chien quand j'étais petit. Je ne l'avais jamais eu, finalement. Mes parents disaient que ce n'était pas un jouet et que je ne voudrais pas m'en occuper. Au moins j'aurai eu un ami... Mais bon. Cette vie n'existait plus et il était trop douloureux d'en garder des souvenirs...
L'humaine tenta de me persuader que je pouvais aussi bien tomber, qu'il était possible que j'obtienne la possibilité de 'végéter' dans un plus grand espace, sur un canapé devant la télé par exemple... Oui, et il était possible que je me retrouve sujet d'expérience pour un délire à là human centipède et que je meure! L'un a autant de chance d'arriver que l'autre et on ne pouvait même pas croire à ce que racontaient les clients. Un peu comme aux élections en fait: les candidats présentent des programmes, on vote pour ce qui nous déplait le moins et finalement le clampin qui est élu fait tout l'inverse. Les humains avaient un certain talent pour mentir, je ne pouvais pas le nier, alors je n'en croyais plus aucun par mesure de sureté. J'aurais pu ignorer cette fille jusqu'à ce qu'elle s'ennuie et finisse par partir, mais son optimisme me parasitait. Il fallait donc que je lui réponde et que je me débrouille pour qu'elle finisse par comprendre.
- Ou bien ça pourrait être pire. Après tout, il ne me manque qu'un seul bras, j'ai encore des choses à perdre. Fis-je en désignant mon bras mécanique.
Tout ce qui était susceptible de mal tourner tournait inexorablement mal avec moi, c'était un fait et il n'y avait rien à redire à ce sujet. Et quand on était aussi gâté par la nature que moi, on pouvait s'estimer heureux d'avoir le droit d'attendre sa perte dans une cage où on avait un minimum de liberté de mouvement.

D'habitude, le coup du bras faisait toujours son petit effet. Les gens avaient deux type de réaction: ceux qui trouvaient ça beaucoup trop cool d'avoir un super bras de robot et qui voulaient le voir de plus près -de très près, genre dans leur visage... Et après je faisais croire que je ne le contrôlais pas bien- et ceux qui s'étonnaient puis finissaient par passer leur chemin parce qu'ils ne voulaient pas acheter un hybride défectueux, puis ça devait coûter super cher en entretien ce machin! ... Oui, j'omettais de leur dire que le centre qui me l'avait posé s'engageait à entretenir les prothèses fournies gratuitement et qu'au quotidien, à part bien le sécher après la douche et mettre un peu d'huile de temps en temps, ce n'était pas bien compliqué! Comment ça je sabotais toutes mes chances? Evidemment! C'était même le but concret de la manœuvre! Vous n'avez décidément rien compris...
Pourtant, ce coup-ci, cela ne semblait pas marcher. La question intéressait moins cette étrange femme que mon état mental! Celle-ci avait eu un éclat de rire lorsque j'avais répondu, comme si j'avais fait une blague super drôle... Sauf que pas du tout. Quand elle s'arrêta enfin de rire, elle eut la drôle d'idée de me demander ce que je ferais si elle me disait qu'elle connaissait une personne qui serait prête à m'acheter moi, tel que j'étais aujourd'hui et avec qui je ne risquais pas de perdre mes membres ni quoi que ce soit d'autre. Si je préférais rester là plutôt que de tenter le coup, pour savoir ce que c'est de vivre et d'être libre. Ce qu'elle ignorait, c'était que je le savais très bien. Seulement je n'y avais plus le droit maintenant. J'estimais que je n'en avais plus le droit... Et le reste du monde avait l'air de le penser aussi. Une vie d'hybride, c'est jamais vraiment une vie. Elle ignorait qu'avant j'étais comme elle: de l'autre coté de barreaux, à faire tout ce que je voulais, à avoir des projets, des rêves, à m'amuser dans l'innocence la plus totale... Et tout s'était en allé en fumée du jour au lendemain. J'étais passé d'un coup de l'american dream aux bas-fonds de la honte. Une descente aux enfers. Une pente raide que je n'avais aucunement le courage de remonter. Même si je l'avais, de toute façon, ce serait peine perdue.
Je n'eus pas le temps de l'expliquer que déjà le vendeur venait nous casser les pieds. Lui non plus ne voulait pas que je sois vendu? Ils crevaient tous d'envie de se débarrasser de moi et pourtant ils faisaient quand même fuir les clients. La logique avait disparu depuis longtemps de leur monde de dégénérés. Chose plus surprenante encore, l'humaine se leva et se mit à exposer ses quatre vérités au vendeur. Elle prenait ma défense en assurant qu'elle n'était pas là pour se trouver une femme de ménage et que même si c'était le cas je n'étais pas totalement un légume puisque j'avais au moins un cerveau fonctionnel. Amusant. Ensuite, elle reprit sa place en ajoutant qu'elle était occupée à essayer de me convaincre et que lui ferait mieux d'aller se chercher un autre pigeon. Si j'avais un doute sur le fait que cette fille avait du caractère, il avait disparu! ... Mais elle n'avait pas gagné pour autant.
- En vrai, tu devrais peu être l'écouter. Ce serait plus simple pour tout le monde. Comme tu l'as dit tous les autres essayent de se vendre du mieux qu'ils le peuvent parce qu'ils rêvent de sortir d'ici. Ce serait pas très cohérent d'offrir cette "chance" au seul qui n'en a pas la moindre envie. Nan?

Ce n'était pas parce que les autres avaient envie de sortir qu'ils méritaient plus leur liberté que moi? Ce que disait cette fille n'avait tout simplement aucun sens: le truc, c'était que je n'avais pas envie de sortir! J'en avais rien à foutre! Je pouvais bien rester là toute ma vie, ça m'était complètement égal! Qu'est-ce que j'allais faire dehors? Devenir un esclave, être rejeté de tous et ne pouvoir aller nulle part sans l'autorisation de mon petit maître? J'étais une abomination, je préférais rester derrière ces barreaux où je savais ce qui m'attendait. Les autres hybrides étaient plus vivants, plus volontaires, plus utiles et plus jolis... Même si ils étaient plus chers! Elle ne voulait pas entendre raison, ce n'était pas son genre apparemment. Stupide. Chacun de ses gestes avait quelque chose de cartoonesque tant ils étaient exagérés: son sourire à l'instant, le rire de tout à l'heure, et maintenant ses allures de conspiratrice alors qu'elle m'expliquait qu'en tant que deux tarés on ne pouvait que s'entendre avant de me proposer de venir végéter sur son canapé plutôt que dans ma cage. C'était une chance pour moi, il paraît, le prochain client pourrait avoir d'autres attentes! Et, comme dernier argument, elle me promettait des montagnes de jeux vidéos. Quelque chose me disait qu'elle allait insister, encore et encore, jusqu'à ce que je lui cède, qu'elle était foutue de rester plantée sur ce tabouret jusqu'à la fermeture et qu'elle reviendrait demain! ... Je n'avais pas trop le choix.
- Le client est roi, non? Tu fais ce que te veux de ton argent, et pour moi c'est du pareil au même: quoi que tu fasses, je reviendrais ici bien vite, une fois que tu auras changé d'avis... Le jour où tu voudras un hybride vivant, par exemple.
Après tout, dehors, j'avais plus de chances de mourir vite et bien et que ce foutu cauchemar prenne fin! Je pouvais me jeter sous une voiture ou même sous un train si je voulais mourir en emmerdant le monde, je pouvais vider son armoire à pharmacie, sauter du toit, braquer une banque avec une arme factice, etc... Je choisirais la meilleure solution plus tard!